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Sujet du roman.
Sylvie Duvillard était ce qu’on appelait une fille effacée. À 45 ans, sa vie personnelle était aussi insipide que sa vie professionnelle. Il ne s’y passait jamais rien.
Mais un beau jour, un projet incroyable dansa dans son regard – traverser la Manche pas à pas sur le fond de la mer. Elle s’y entraîna avec ardeur, ne négligeant aucun détail, allant jusqu’à prendre des cours de plongée individuelle. Le jour venu, la voilà qui se laissa pénétrer dans les eaux grises de La Manche, tout le matériel nécessaire accroché sa taille ou ses épaules.
Tout aurait dû se dérouler à la perfection, mais le fond marin recèle des dangers qu’il ne fait pas bon réveiller.
A propos des droits d’auteur.
Ce roman est publié avec l’autorisation de son auteur, Patrick Huet. Il est à votre disposition en lecture libre, mais bien entendu, vous ne pouvez pas en faire un usage commercial. Vous pouvez partager des passages qui vous intéressent sur d’autres plateformes (en citant son auteur), mais pas le livre entier, cela va de soi.
Note. Si vous souhaitez acquérir ce roman dans sa version imprimée (livre papier), il est disponible en librairie ou auprès de la plateforme de publication à cette page « La traversée de la Manche » .
Début du livre.
Chapitre premier – Une vie monotone.
Sylvie Duvillard était ce que l’on appelait une fille effacée. De nature timide, elle n’avait jusqu’à présent rien fait qui sortit de l’ordinaire. À 45 ans, sa vie personnelle était aussi insipide que sa vie professionnelle. Il ne s’y passait jamais rien. Aucun amour, aucun ami… au-dessus de cette platitude monotone surnageaient l’ennui et la tristesse amère de la solitude.
Au travail, ce n’était guère plus brillant. Fonctionnaire dans un grand service public, elle occupait un emploi administratif de second ordre. Elle se demandait parfois si son activité était d’une quelconque utilité. À longueur de journée, elle recevait des papiers d’un bureau voisin, papiers qu’elle classait selon un arrangement différent après y avoir griffonné une note pour les transmettre ensuite à un troisième bureau. Difficile d’imaginer moins attrayant !
Elle accomplissait cette tâche débilitante depuis tant d’années qu’elle en avait oublié le nombre.
Le seul divertissement de cette grisaille monotone venait des collègues ; elle n’y gagnait pas au change ! Eux-mêmes, déçus de leur propre vie routinière, harcelaient la plus faible d’entre eux, la moins susceptible de se regimber. Les sarcasmes et railleries jalonnaient son emploi du temps. Craintive, elle courbait la tête, ce dont ses collègues s’amusaient follement. Elle aurait pu riposter, se montrer aussi blessante qu’eux, mais elle ne l’avait jamais osé, ne savait même pas comment s’y prendre. Désemparée, elle acceptait ces moqueries avec humilité, feignant de les trouver drôles, et pleurant intérieurement de leur méchanceté.
Cette vie horriblement terne aurait pu se prolonger ainsi jusqu’à l’heure de la retraite si une nouvelle, anodine en apparence, n’était venue bouleverser son existence.
Elle lisait un reportage glorifiant une nageuse ayant traversé la Manche à la nage, quand un éclair fulgura dans son esprit, une pensée fugace, aussitôt réprimée, qui continua insidieusement de la hanter les jours suivants.
« Qu’a donc de plus que moi, cette fille ? s’était-elle interrogée. Ce n’est rien qu’une femme, à la seule différence qu’elle s’est entraînée pour cet exploit. J’aurais pu aussi bien le réaliser ! »
À partir de cet instant, rien ne fut comme avant. Les remarques sournoises de ses collègues sur son absence de beauté, sur sa taille trop maigre et sur sa poitrine rachitique, la gonflaient désormais de rage. La douleur et le chagrin avaient fait place à la colère. Certes, elle n’osait pas encore leur répliquer vertement, sa transformation n’allait pas jusque-là. (On ne rompt pas si facilement avec vingt-cinq ans de docilité.) Cependant, une lueur sauvage traversait son regard baissé.
Sylvie Duvillard s’était mise à réfléchir. Sa vie était un désastre, un néant total. Son utilité sur cette planète ne se concevait pas. Son manque de charme physique, généreusement souligné par des collègues « amicaux » lui ôtait tout espoir d’une relation amoureuse.
Une telle existence valait-elle la peine d’être vécue ?
Froidement logique, elle en conclut que nul ne serait peiné de sa disparition. Qu’elle parte ou qu’elle reste, la différence était minime, au point que pas une de ses connaissances ne s’en apercevrait. Dans ces conditions, pourquoi continuer ? Autant quitter ce monde qui ne la désirait pas et auquel elle ne trouvait aucun attrait. Il ne lui avait apporté que chagrin et blessures. Parallèlement, le souvenir de la traversée de la Manche à la nage la taraudait. Elle ne comprenait pas la publicité propagée autour de cet événement.
« Moi aussi, j’en aurais été capable ! Se répétait-elle. Il suffit d’être une bonne nageuse et de s’entraîner. »
L’ennui était qu’elle se déplaçait dans l’eau avec l’aisance d’un bloc de plomb. Elle se décida alors à suivre des cours de natation. Le maître-nageur dévolu à son attention se montra sceptique quant à ses capacités natatoires dès la première séance. À la deuxième, il s’occupait déjà moins d’elle pour caresser du regard les sculpturales naïades qui sa prélassaient sur leur serviette de bain. À la troisième, il ne désirait qu’une chose, abréger la compagnie de cette femme si peu attirante pour rejoindre les pulpeuses créatures à portée de voix.
Elle s’en était aperçue, bien entendu, et s’en offusquait intérieurement. Elle prit conscience également que jamais elle ne serait une bonne nageuse. Son corps répondait mal à ses sollicitations, encrassé qu’il était par une vie sédentaire. Elle barbotait dans la petite piscine plutôt qu’elle nageait et se demandait ce qui arriverait dans une mer agitée par la houle et les vagues. Elle coulerait et se noierait, c’était manifeste. Elle ne saurait rivaliser avec une championne.
La traversée de la Manche, chimère qu’elle cajolait intérieurement avec délice, semblait fort compromise.
Une image encore plus saugrenue surgit à son esprit échauffé. Puisqu’elle ne pouvait traverser la Manche à la nage, pourquoi ne pas tenter cette performance en marchant ? Cette inspiration était tellement inattendue qu’elle se mit à rire. Cela se passait un soir, après un cours décevant. L’idée s’ancra, s’amplifia. En regagnant son domicile, elle l’examina sous tous les angles avant de se déclarer satisfaite.
Un coup d’oeil à son atlas, dès son retour, confirma son opinion.
Dans sa petite longueur, du Cap Gris-Nez (dans le Pas De Calais) à Douvres (en Angleterre), la Manche ne mesurait que 33,3 km. Une broutille ! Un homme ou une femme équipée d’un scaphandre et d’une bouteille à oxygène pouvait parfaitement marcher sur le fond de cette mer, et ce, en moins d’une journée. Qu’était-ce trente-trois kilomètres pour un randonneur ? Un homme en bonne santé les couvrirait sans trop de peine !
À force d’en soupeser les divers aspects, le projet s’enracinait en elle.
Dans ce cas de figure, il ne lui était pas nécessaire d’être une bonne nageuse pour l’exécuter. Avantage supplémentaire, elle pouvait s’entraîner sans l’aide d’un moniteur. Marcher, elle savait le faire, et fort bien ! Il lui faudrait simplement acquérir de l’endurance. La plongée ? Elle ne l’avait jamais pratiquée, un apprentissage s’avérait indispensable.
Une grimace lui étira les lèvres. Elle devrait encore en appeler à ce bellâtre de maître-nageur, plus intéressé par les rondeurs des naïades qu’à son élève.
Elle s’y était attendue, le grand garçon costaud tomba des nues à sa requête. Comment ! Une vieille fille de 45 ans qui se débrouillait à peine dans l’eau voulait apprendre la plongée ! Il la dévisagea soudain persuadé qu’elle avait perdu l’esprit, hésita entre le rire et un signalement au plus proche hôpital. En définitive, il préféra se taire. Si son intelligence était d’horizon limité, il savait reconnaître les bons clients. Son élève était peut-être excentrique, pas belle pour deux sous, mais elle payait, et sans discuter les prix.
Il lui apprit donc les rudiments de la plongée, répondit à ses rafales de questions. « Et dieu, qu’elle en pose ! » s’exclamait-il par-devers lui. Cependant, le chèque à la fin de chaque cours dissipait son agacement. Peu futé, il ne saisit pas où elle voulait en venir lorsqu’elle sollicita ses conseils pour l’acquisition d’un scaphandre résistant aux hautes pressions.
— Cela vous coûtera excessivement cher !
— Ce n’est pas un souci ! J’ai toujours eu envie d’un scaphandre depuis toute petite. C’est mon droit, non ?
Du moment qu’elle était disposée à payer, il se moquait du reste. Elle aurait bien pu soupirer après un char d’assaut ou une fusée spatiale, ce n’était pas son affaire. « Allez comprendre les lubies des vieilles filles, ricanait-il en lui-même, elles sont toutes folles à lier ! »
Il n’était pas loin de penser qu’elle était amoureuse de lui. Il savait les vieilles célibataires impressionnées par sa carrure et prêtes à n’importe quel subterfuge pour profiter quelques instants de sa compagnie.
Fier de sa prestance et de son pouvoir de séduction présumé, il bomba le torse en idiot qu’il était.
Cette dernière « qualité » évita à Sylvie Duvillard le désagrément et le soupçon d’un moniteur plus astucieux. Elle préserva donc son secret jusqu’au bout.
Lorsqu’elle mit fin à ses leçons de plongée, elle savait se déplacer en scaphandre et changer de bouteille d’air en étant submergée. Elle en connaissait suffisamment sur les dangers d’une promenade sous l’eau pour envisager sérieusement la traversée de la Manche en marchant.
De ses conversations avec le maître-nageur, en prenant soin de ne pas décrire son objectif, juste sur le ton de la novice intéressée, il en ressortit que cette prouesse était réalisable. Pour une trentaine de kilomètres, affirmait-il, six bouteilles d’air suffisaient. Elle en acheta le double. Ceci, en prévision d’un accident, et à cause du poids. Celui des douze bouteilles la maintiendrait au fond de la mer, alors qu’autrement elle ballotterait en suspension entre deux eaux, ce qui pour une marche serait aberrant.
Toujours selon les indications du bellâtre, elle opta comme gaz respiratoire un mélange d’hélium et d’oxygène : l’héliox. La combinaison azote-oxygène était moins chère, seulement il devenait narcotique au-dessous de 60 mètres. Or, si la quasi-totalité de la profondeur de la Manche avoisinait les 30 mètres, en son centre, une fosse descendait au-dessous des 70 mètres. Sa vie n’était peut-être pas importante, ce n’en était pas pour autant une invitation à des risques inutiles.
La suite de son équipement, elle l’acquit en fonction de ce que son bon sens lui indiquait nécessaire. Une lampe frontale et une dorsale — étanches et à intensité variable — des piles de très longue durée, une boussole marine, un court poignard et une grande dague pour trancher les algues et n’importe quel lien intempestif qui l’emprisonneraient (cordages flottants, bouts de filets perdus…). Des petits sacs d’une poudre spéciale, déshydratante, tapissaient çà et là son scaphandre. Ils absorberaient la sueur qu’elle ne manquerait pas d’excréter. Par ailleurs, la soif poserait un problème. Pour la prévenir, elle équipa son scaphandre d’une vache à eau munie d’un tube dont l’ouverture ne se déclenchait qu’à la pression des dents. Ainsi, ne risquait-elle pas d’inondation.
Elle vérifia et revérifia chaque détail, essaya plusieurs fois son équipement complet, changeant tel ou tel instrument en fonction de son aisance. Tout devait être parfait avant son départ. Une fois dans le scaphandre et par trente mètres de fond, elle ne pourrait compter sur rien, sur personne et quasiment pas sur ses mains boursoufflées de plastique.
Restait le sujet de la défense ! À part la soif et la noyade (la faim sur trente kilomètres ne posant pas de réel souci – une série de biscuits énergétiques accrochés près du bec à eau suffirait) quels risques existait-il ? Des requins ? Non, le milieu était trop froid, ils fréquentaient davantage les mers chaudes. Les baleines ? Certaines passaient par la Manche, disait-on. Elles ne s’attaquaient pas à l’homme, ne se nourrissaient que de plancton : aucun danger de ce côté !
Par mesure de précaution, elle acheta un fusil sous-marin à harpon. En revenant de cet achat, elle avisa deux énormes coups-de-poing américains à la devanture d’un magasin. Ils étaient agrémentés de quatre longues pointes d’acier de cinq centimètres de long ; une arme redoutable, destinée à tuer. Au fond de la mer, ils pouvaient servir de multiples façons, notamment à gratter des rochers pour en extraire des coraux ou un caillou intéressant.
Le marchand s’étonna de la voir entrer. Une femme de 45 ans, acheter des coups-de-poing américains ? Quelle foucade, était-ce là ! L’opinion qu’il conserva de sa cliente fut définitivement défavorable quand elle lui demanda d’agrandir de près du double la taille des doigts. Il la crut au bord de la folie. Elle insista, sortant ostensiblement deux billets craquant neuf de son portefeuille. Au son de ce bel argent, il accepta de modifier les coups-de-poing selon les indications de Sylvie. Il voulut savoir à qui étaient destinés ces cadeaux, aucun humain à sa connaissance n’arborait des phalanges de cette ampleur.
— Ils présentent des formes originales, dit-elle en riant à demi. Ils serviront de décor au-dessus de ma cheminée et mes amis en seront impressionnés.
Le marchand n’en sut pas davantage, et surtout pas qu’ils orneraient les doigts larges et boudinés d’un scaphandre de haute mer.
Une corde extra-fine, mais très solide, de soixante mètres, deux bouées gonflables (grâce à une poche d’air comprimé) et deux sacs complétèrent son équipement.
En parallèle, elle s’astreignit à un entraînement poussé. Sac à dos rempli de cailloux sur les épaules, elle s’accoutumait à marcher des heures durant. Ses collègues de bureau la voyaient arriver le matin, exténuée, les joues creusées et piquées de cernes. Des railleries salaces sur sa vie nocturne réjouissaient les conversations du service.
Elle ne répondait rien, n’expliquait rien.
Ces affreux personnages se vautraient dans leur bassesse, ils n’étaient pas dignes d’une réplique. Certaines remarques particulièrement blessantes la cinglaient. Elle serrait les dents. Ses yeux baissés luisaient d’un éclat plus vif, elle leur montrerait à ces minables de quoi elle était capable ! Elle, la mal-aimée, la tête de Turc du service, en butte à leurs méchancetés gratuites, elle leur prouverait qu’elle n’était pas cette femme coincée et vieux jeu qu’ils se plaisaient à rabâcher.
Bientôt, ils verdiraient de jalousie et de stupeur. Bientôt ! Ou peut-être jamais.
Sa tentative pouvait se transformer en drame. Qu’un accident survienne, à trente mètres sous la Manche, il ne pardonnerait pas ! Dans ce cas, personne ne connaîtrait le sort de la vieille fille, pas belle, et souffre-douleur de misérables sans envergure ! Cela vaudrait mieux ainsi. Si elle échouait, elle ne donnerait pas à ses collègues l’occasion de rire d’elle une dernière fois en évoquant sa mort stupide. Leur ignorance de son destin aurait alors le goût de la revanche.
Nul à son bureau ne supposa un seul instant que cette femme timide et renfermée s’entraînait en vue d’un exploit hors du commun. L’idée qu’elle aurait pu avoir l’intention de réaliser quelque chose relevant de l’extraordinaire leur était inconcevable. Selon leur état d’esprit borné, Sylvie Duvillard était une pauvre fille, terne, sans éclat. Son avenir était aussi prévisible que le fonctionnement d’une horloge, sans surprise et toujours dotée d’une soumission exemplaire.
Ces collègues auraient été stupéfaits de la savoir un samedi au crépuscule, en haut d’un promontoire, à 45 mètres au-dessus d’un large banc de sable sec. Loin, à l’horizon, la mer grise se confondait avec le ciel de même teinte. À cette heure, la marée était basse, la mer serait de retour au petit matin.
(A suivre)
(Auteur du livre : Patrick Huet.)
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