Pour vous – Une histoire humoristique complète à lire ici !
Note. Cette histoire est publiée pour votre agrément. Vous pouvez l’imprimer si vous le souhaitez, mais uniquement pour un usage privé, pas pour un usage commercial ou professionnel. Vous pouvez également en reproduire de courts passages en tant que citations, mais pour des reproductions de longs passages, veuillez auparavant vous rapprocher de l’auteur afin d’obtenir son autorisation écrite.
Présentation de cette histoire.
Cette histoire (tirée du recueil Les Belles histoires du Lyonnais) se déroule à l’instant précis où une mode lancée à Paris fait si fureur parmi la bonne société que la gérante d’un salon tente alors de l’instaurer à Lyon.
Pas n’importe quelle mode, celle des grimaces !
Il y eut en effet dans les années 1867.. un coup de folie pour qui réaliserait la plus effroyable grimace. Fi donc des sourires charmeurs des jeunes filles envers leur communauté d’admirateurs, finis aussi les galants compliments que les jeunes hommes adressaient aux demoiselles de leur coeur ! On ne jurait plus que par les grimaces les plus affreuses qui soient dans le but de… plaire à l’autre.
Les jeunes gens étaient si avides d’apprendre cet art que la gérante d’un cabinet de danse de salon finit par répondre à leur attente et transforma ses leçons de danse en leçons de grimaces.
Fondée sur une histoire vraie.
Comme toutes les histoires du recueil « Les Belles histoires du Lyonnais des temps jolis », celle-ici est fondée sur un fait réel dont la source (le document d’archives) est reproduite dans le livre en question.
Au sujet du livre « Les Belles histoires du Lyonnais du Lyonnais des temps jolis »
Pour en savoir davantage sur cet ouvrage, consultez la page qui le présente intégralement, ici : Les Contes lyonnais.
Ci-dessous : l’histoire complète à lire !
« Allons, Mesdames, allons, de la souplesse dans le bassin, s’il vous plaît ! Et vous, Messieurs, de la souplesse dans le jarret. Je ne le répéterai jamais assez, de la souplesse, voilà ce qui importe pour réussir une valse, de la souplesse, rien d’autre ! »
— Et du rythme aussi… je suppose, haleta une femme rondelette et d’âge mûr.
— Le rythme, évidemment, Madame de l’Astrée, mais la souplesse du corps est beaucoup plus importante.
— Souplesse ? Je voudrais bien vous y voir ! marmonna entre ses dents Mademoiselle de Roquevent, une jeune fille d’à peine vingt ans.
Grande et très maigre, elle se déplaçait avec l’aisance d’une tige de fer forgé entre les mains de son cavalier, Monsieur de Vaqueton, un jeune homme à peine moins rigide qu’elle. Cela dit, ils ne dépareillaient guère du reste de l’assemblée, deux autres couples qui ne connaissaient de la danse que son aspect rustique : écrasement d’orteils et coups de pieds au tibia. Deux fois par semaine, ils se donnaient rendez-vous au cours de Monsieur Lésar, un ancien danseur professionnel qui, l’âge venu, avait quitté les planches pour mener une vie rangée.
Dans la grande pièce rectangulaire se retrouvait donc régulièrement la très rondelette Madame de l’Astrée guidée par Monsieur de Corail. Guidée n’étant qu’une façon de parler, car le svelte Monsieur de Corail avait bien du mal à déplacer sa pesante cavalière sur le rythme endiablé d’une valse déchaînée. À la vérité, il était davantage entraîné par sa cavalière que l’inverse.
Madame de Saint-Agnan, quoique d’un tour de taille moins imposant que sa consoeur, ne disposait de guère plus de flexibilité. Ce qui ne dérangeait en rien son cavalier, Monsieur de Pensebête, lequel faisait trembler le parquet ciré sous le poids de ses cent kilos. Tous deux frisaient la quarantaine haletante et tournoyaient à qui mieux mieux avec force craquements d’articulations et ahanements. Dans leur impétuosité, ils envoyaient régulièrement, d’un tour de rein, valser à l’autre bout de la pièce, Madamoiselle de Roquemont et Monsieur de Vaqueton, dont la maigreur se disputait à la raideur.
Devant ce spectacle, M. Lésar, la cinquantaine grisonnante mais souple comme un guépard, levait les yeux au plafond en serrant les mains. Toutefois, il se reprenait vite et abreuvait de conseils ses malchanceux élèves. Conseils que, du reste, ils n’enregistraient que partiellement ; le caractère de chacun l’emportant sur toute observation fut-elle judicieuse.
En cet instant, il se tenait auprès du couple Astrée-Corail.
— Monsieur de Corail, voyons, ne vous ai-je point déjà souligné que vous deviez pousser votre cavalière avec votre bras droit afin de la faire pivoter sur la gauche. C’est vous le cavalier et non Madame de l’Astrée.
— C’est que je le voudrais bien, Monsieur Lésar. Je m’y emploie précisément depuis dix minutes, mais la dame y met de la mauvaise volonté.
— Comment cela, de la mauvaise volonté ? s’insurgea la très imposante Madame de l’Astrée.
— Mauvaise volonté n’est peut-être pas le mot juste. Disons simplement que votre corps ne répond pas aux poussées exercées par mon bras ; ce qui entrave mes propres mouvements.
— Par le sang de mes ancêtres ! oseriez-vous prétendre que mes dimensions excéderaient celles communément admises ?
Le visage blême, la main gauche emprisonnée dans celle de sa cavalière, Monsieur de Corail balbutia lamentablement.
— Oh non, chère amie, rien de tel !
— Ah, oui ?
Les joues pourpres, les lèvres pincées, Mme de l’Astrée menaçait d’éclater à tout moment.
— Mes amis, je vous en prie, reprenez votre sang-froid ! intervint Monsieur Lésar. Il ne faut point se laisser emporter par des… poouumfff !!!
Il ne put terminer sa phrase. Un choc brutal l’envoya à deux mètres de là. L’écho d’une gifle retentissante parvint à ses oreilles. Il en devina l’origine, mais ne vit rien de l’événement. Un couple de valseurs tourbillonnait vers lui avec la fureur d’un ouragan et il dut se plaquer rapidement contre le mur pour les éviter.
— Monsieur de Pensebête, cria-t-il, par le démon, vous allez finir par écraser quelqu’un !
Le tourbillon s’arrêta aussitôt. Madame de Saint-Agnan dodelinait de la tête d’un air hagard tandis que Monsieur de Pensebête roulait des yeux contrits.
— Monsieur Lésar, je ne vous ai point blessé, j’espère. J’en serais désolé.
— Non point, non point… et j’en remercie le ciel ! soupira le professeur en s’épongeant le front.
— Vous m’en voyez ravi. À propos, n’avez-vous point noté quelques progrès dans ma pratique de la valse ? Une légèreté plus grande dans mes pas de danse ?
— Si fait, M. de Pensebête, si fait ! Accorda Monsieur Lésar.
Il était d’ailleurs prêt à tout reconnaître pour un seul instant de répit.
— Désormais, il s’agit de maîtriser votre impétuosité, reprit-il. Nous ne faisons point la course, que diable ! De la lenteur, voilà ce qu’il nous faut, de la lenteur.
— Vous le croyez vraiment, professeur ?
Madame de Saint-Agnan répondit à sa place entre deux halètements.
— S’il le dit, c’est… que… c’est que c’est vrai ! Allons… de la lenteur… de la lenteur…!
Profitant de cet intermède, Monsieur Lésar s’éloigna du couple en jetant un regard inquiet vers les autres danseurs. Madame de l’Astrée et Monsieur de Corail étaient revenus à leurs mornes évolutions en lieu de valse. Seule l’empreinte de cinq doigts écarlates sur la joue de Monsieur de Corail indiquait une récente et vive altercation.
M. Lésar eut garde de s’en mêler. Il préféra s’avancer vers les deux tiges ambulantes qui tournaient dans une rigidité absolue non loin de là.
— Eh bien Monsieur de Vaqueton ? Et ce jarret, il faut le ployer, voyons ! Et Madamoiselle de Roquevent, invitez de la souplesse dans cette taille et dans ces épaules.
— Souplesse, souplesse !… Répliqua sèchement la jeune fille. C’est qu’il n’est point si commode de plier son buste comme vous le dites.
Elle arrêta subitement de tourner. Son cavalier buta contre son genou.
— Au reste, j’en ai assez de ces tournis. Ce ne sont point ces sautillements qui me feront apprécier de la Société et encore moins des garçons.
— Voyons, Mademoiselle, lors d’une soirée, d’un bal, il est de bon ton pour un garçon bien élevé d’inviter une jeune fille à valser.
— Vous datez, Monsieur Lésar !
— Comm…. je date ?
Madamoiselle de Roquevent hocha la tête et persista.
— Vous datez, c’est certain ! De nos jours, la grande mode à Paris, ce sont les moues.
— Les moues ? Répéta stupidement M. Lésar sans comprendre.
— Oui, les moues. C’est de cette façon que l’on se fait apprécier en société à l’heure actuelle. Et c’est ce que je voudrais que vous m’appreniez, à réaliser des moues sensuelles.
— Des… des moues sensuelles !!! Mais pour quoi faire ?
— Pour séduire les jeunes gens, bien évidemment !
— La petite a raison, s’écria une forte voix du fond de la pièce.
Le parquet trembla quand Madame de l’Astrée marcha d’un pas vif vers le Maître danseur, traînant à sa suite son cavalier toujours accroché à son bras. Elle se planta face au trio.
— Oui, des moues sensuelles. Vous devez nous en apprendre les secrets ! Au diable, les valses ! Il faut vivre avec son époque, Monsieur Lésar. Laissons tomber ces divertissements d’un autre âge et initiez-nous à l’art des moues ! Une bonne grimace nous vaudra plus d’admiration que n’importe quel tournoiement fut-il réussi.
La voix de Madame de Saint-Agnan appuya celles de Madame de l’Astrée et de Madamoiselle de Roquevent. Ensemble, elles causèrent tant de tumultes que Monsieur Lésar accéda à leur demande. Le prochain cours serait consacré à cet art. Heureuses, elles battirent des mains et reprirent leur valse avec plus d’entrain que jamais.
Le soir venu, M. Lésar s’en inquiéta auprès de sa femme.
— Des moues, te rends-tu compte ? Elles veulent apprendre à faire des moues et des grimaces. Il paraît que c’est à la mode de nos jours.
Vive d’esprit, Mme Lésar sentit là un filon à exploiter.
— Ouvrons donc un cours de grimaces en parallèle à nos cours de danse. Si vraiment ces grimaces ont la faveur du beau monde, dans peu de temps nous serons débordés de clients.
— Je n’y vois pas d’inconvénients, mais je n’y connais rien en grimaces, et encore moins en ces moues sensuelles que Mademoiselle de Roquevent chérit si fort.
— Ne te soucie point de cela ! Ma bonne grand-tante, chez qui j’allais en vacances à Lyon durant mon enfance était une grimacière de première force. Elle m’a montré comment étirer le visage en tous sens. Et je dois avouer que j’y réussissais très bien.
— Tu m’avais caché cela, dis donc ?
— C’est qu’il y a davantage de talents en ta femme que tu n’as voulu y voir jusqu’à présent. Et puisque nous parlons grimaces, c’est décidé, je prends en main toute l’affaire.
« Hé ? » s’écria son mari quelque peu effrayé par l’esprit d’entreprise de sa femme. « N’allons point trop vite ! »
— Au contraire, il faut saisir l’occasion ! Tapons tambour et clamons largement que nous dispensons des cours de grimaces. Je donnerai des cours pour les femmes et toi, pour les hommes.
Dépassé par la vitesse de résolution de sa chère et tendre épouse, il objecta pour la forme.
— Et pourquoi cette séparation ? Mes cours de danse sont mixtes. Il n’y a aucune raison de les séparer durant les cours de grimaces.
— Te sens-tu capable d’exécuter des moues sensuelles face à Mademoiselle de Roquevent ?
— Heu… effectivement, sur ce plan-là, j’ai peu de chances d’y parvenir.
Il ne s’avouait pourtant pas vaincu. Désirant conserver le dernier mot, il rétorqua.
— Cependant, je ne me vois toujours pas en train de me tordre en grimaces devant mes élèves. D’ailleurs, je ne sais comment m’y prendre.
— Je t’apprendrai. Tu y arriveras facilement. D’autant que ton corps est exercé à la pratique sportive et tes muscles en bon état. En deux heures, tu auras assimilé les bases de cet art subtil. Ce sera nettement suffisant pour tes élèves.
— Soit ! Répondit M. Lésar.
Dompté, il ne sut que dire et laissa désormais sa femme décider de l’orientation et du programme de ces fameux cours.
Elle se démena si bien que le jeudi suivant, une quinzaine de personnes s’était inscrite au cours de grimaces : six hommes et neuf femmes, dont les trois couples de valseurs en herbe.
Les hommes suivirent Monsieur Lésar dans un cabinet tandis que les femmes occupèrent la salle de danse. Des fauteuils avaient été disposés en demi-cercle et chacune des participantes y trouva gîte à son goût. Chacune ou presque, car Madame de l’Astrée protestait contre l’étroitesse de vue des fabricants de meubles, lesquels créaient des fauteuils en rapport avec leur esprit étriqué. Alors que Mademoiselle de Roquevent songeait que, décidément, ces mêmes fabricants façonnaient toujours des sièges trop larges.
Ces petits désagréments mis à part, elles se montrèrent aussi attentives que leurs voisines quand Madame Lésar parla de son art.
— Sachez-le, Mesdames et Mesdemoiselles, la contraction des muscles du visage n’est point chose aisée. Il faudra travailler durement si vous souhaitez réussir dans votre entreprise. Mais avec un peu d’effort et de persistance, vous y arriverez.
— À faire des moues sensuelles ? s’exclama Mademoiselle de Roquevent.
— Hon hon !
— Et des grimaces époustouflantes ? s’écria Madame de l’Astrée.
— Les plus époustouflantes que vous n’aurez jamais vues !
Un tonnerre d’applaudissements et de cris de joie fusa de l’assemblée. Toutes ces dames et demoiselles battirent des mains comme des enfants excités.
— Première leçon ! hurla Mme Lésar par-dessus le vacarme.
Aussitôt les rires et les battements cessèrent.
— Première leçon, reprit donc le professeur de grimaces, comment allonger le menton en étirant les lèvres.
Deux minutes ne s’étaient pas écoulées que la salle bruissait de sons divers, de borborygmes étranges et de roucoulements joyeux.
Monsieur Lésar passa la tête dans l’embrasure de la porte, observa une multitude de lèvres écartées, d’yeux écarquillés, de nez tordus et de joues dans des positions invraisemblables. Les élèves de son épouse s’amusaient comme des petites folles. Sans nul doute, le soir même, feraient-elles sensation dans leur soirée privée.
Il s’en retourna d’un air satisfait vers ses propres élèves. Les hommes se débrouillaient aussi bien que les femmes et chez eux également, on y comptait moult nez tordus, joues gonflées et mentons dédoublés.
Ces leçons de maintien d’un nouveau style durèrent un semestre entier. Tout Paris s’y précipitait allègrement et les plus vieux n’étaient pas les moins enthousiastes. Au bout de ces six mois, la mode commença à s’intéresser à un sujet de neuve facture : la campagne !
Ah ! la campagne. Ces dames ne parlaient que de cela entre deux séries de grimaces. Les plus audacieuses désertaient peu à peu les cours de Mme Lésar pour s’en aller découvrir la vie champêtre en piétinant dans la boue. Bientôt, le nombre des élèves diminuerait de moitié.
Une succursale de grimaces à LYON ?
Madame Lésar, en femme de tête, décida de prendre les devants et d’ouvrir une succursale de son cours, maintenant fameux, à Lyon.
Elle prit contact avec sa bonne vieille tante qui lui avait tout appris sur l’art des grimaces et qui résidait toujours, en cette mi-juillet 1867, au coeur de la capitale des Gaules. Elle lui écrivit ses intentions et lui demanda conseil sur le meilleur endroit où établir son cabinet.
Bien que très âgée, la grand-tante répondit sur-le-champ. Voici ce que son courrier disait en substance :
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« Ma chère petite, je suis fort aise d’apprendre qu’à Paris tes cours de grimaces remportent un vif succès. Tout ce que je t’ai montré durant ces vacances à Lyon a donc servi à quelque chose. Tu m’en vois charmée ! Car faire fortune avec ce qui n’est qu’un divertissement banal n’est point donné à tout le monde. Je suis fière de toi, ma petite nièce. Tu me demandes dans quel quartier établir ta succursale. Je te répondrai franchement dans n’importe quel quartier pourvu qu’il ne se situe point à Lyon. Je ne crois point que tu y ferais de bonnes affaires. Dans cette ville on y trouve quantité de grimacières qui font cela très naturellement et parfois sans même s’en apercevoir. Elles n’ont vraiment pas besoin de cours. Et c’est là l’opinion d’une véritable grimacière ! »
Fin de l’histoire tirée d’un fait s’étant réellement déroulé.
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