Catégorie : conte humoristique – tout public. Auteur : Patrick Huet.
Présentation de l’histoire.
Il ne se passait jamais rien d’exceptionnel au sein de la famille Evans. Tout y était parfaitement ordonné, chaque événement prévu longtemps à l’avance et le cours des journées bien réglé.
Bref, une vie bien rangée telle que Monsieur et Madame Evans l’appréciaient.
Mais voilà qu’un beau jour un phénomène extraordinaire vint bouleverser leur quotidien : la naissance d’une fille qui possédait douze doigts au lieu des dix convenus. Et pour couronner le tout, le comportement du docteur était lui aussi extrêmement intrigant.
Début de l’histoire.
(Info sur le copyright. Ce texte publié avec l’autorisation de l’auteur. Sous copyright de Patrick Huet. La reproduction de citations est libre et autorisée. Mais pour la reproduction de passages plus longs, ou du texte entier, veuillez vous rapprocher de l’auteur pour en obtenir une autorisation écrite.)
Voici l’histoire de : La fille aux douze doigts.
Le soleil brillait doucement en ce beau mois de mai à Pittersville, une petite ville d’Angleterre particulièrement tranquille. Il ne s’y déroulait jamais rien d’extravagant. Jamais de bizarrerie d’aucune sorte. Ce qui convenait parfaitement à famille Evans. Ni la mère, Mary, ni le père, Peter, ne raffolaient de ce qui pouvait présenter un caractère extraordinaire. Il serait d’ailleurs plus honnête d’affirmer que tout ce qui dépassait la routine du quotidien les effarait. Ils préféraient une vie simple et sans surprise.
C’est dans cette maternité de Pittersville qu’était venu au monde leur premier enfant, John, voici onze ans déjà. Et aujourd’hui, cette maternité accueillait l’arrivée de Samantha, une petite soeur pour John et des yeux pleins de bonheur pour les parents.
Mary Evans la tenait contre elle, la dorlotait. Au bout d’un moment, quelque chose intrigua son mari. Il se mit à compter à voix haute.
« Un, deux, trois, quatre, cinq, six… Hein ? Heu… Six doigts ! »
Mary Evans leva des yeux abasourdis.
« Six doigts ? Cela ne peut pas être vrai. Peter, mon ami, tu as dû te tromper. »
Apparemment non. À voir l’expression de son mari, il n’y avait pas d’erreur. Ce dernier ne bougeait pas. Le visage blême, il ouvrait des yeux vides qui semblaient ne rien distinguer. Sa femme insista.
« Peter ? Réponds-moi ! Nous devons absolument faire quelque chose. Appelons le docteur Harry ! Voyons où est ce bouton que je l’appelle ? »
Alors que Mary Evans tournait la tête sur la gauche, un grand bruit résonna dans la chambre. Peter venait de s’écrouler par terre, sur le tapis. Lui qui aimait la vie calme et ordinaire, il n’avait pu supporter l’inconcevable bizarrerie de sa fille.
Quand le docteur Harry pénétra dans la chambre, il ne sut où diriger ses pas. Vers la maman qui sanglotait le visage entre les mains ? Vers le mari qui gisait évanoui sur le tapis ? Ou bien vers le bébé qui réclamait son biberon en pleurant à perdre haleine.
Une infirmière arriva derrière lui. « Je m’occupe du bébé, dit-elle, je vous laisse le papa et la maman ». Mais lorsque l’infirmière voulut prendre le bébé, Mary Evans le serra contre sa poitrine.
« Ah, non ! C’est mon bébé ! C’est ma petite Samantha. Je l’aime toujours même si elle possède douze doigts à la place de dix.
— Douze doigts ? s’étonna le docteur. Et où donc ?
— Sur ses mains, évidemment, pas sur sa tête.
— Oui, bien sûr, Madame Evans. Calmez-vous maintenant et racontez-moi votre problème posément ».
La maman de Samantha s’énervait de plus en plus.
« Écoutez, docteur Harry. Cessez de me parler comme si j’étais une folle. Je n’ai pas de problème. Mon bébé, en revanche, en a un. Comptez ses doigts ! Vous en verrez six à chaque main. »
L’infirmière, intriguée, s’approcha du lit. Peter Evans, toujours évanoui sur le tapis, continuait de flotter hors du temps. Personne n’y prêtait attention, absorbés qu’ils étaient par l’anomalie du bébé.
Le docteur prit la petite main de Samantha.
« Tiens, vous portez des gants, docteur ?
— Oui Madame Evans. Je suis très méticuleux. Je ne veux pas salir mes patients, alors je garde toujours mes gants. »
L’infirmière, une forte femme qui ne mâchait pas ses mots, ajouta : « Le docteur Harry est un jeune médecin. Il ne travaille chez nous que depuis trois jours. Il ne sait pas encore que les gants ne sont utiles que durant les consultations, et qu’il faut les enlever le reste du temps. »
Le médecin posa sur l’infirmière un regard furieux. Il serrait les lèvres d’un air courroucé, puis il déclara brutalement.
« Madame Duby, vos impressions et vos sentiments n’intéressent pas nos patients. Allez donc me chercher un autre biberon ! »
L’infirmière planta ses yeux dans ceux du docteur Harry. Elle n’était pas femme à se laisser intimider. Toutefois, n’étant qu’infirmière, elle devait obéir aux ordres du médecin. Rouge de colère, elle se dirigea vers la sortie.
Avant même qu’elle ne touchât la porte, celle-ci s’ouvrit. Le visage rond d’un jeune garçon apparut alors. Ses yeux s’agrandirent à la vue de ce spectacle inattendu à l’intérieur de la chambre.
« John, te voilà enfin. Entre donc !
— Maman, que se passe-t-il ? »
S’il posait cette question, ce n’était pas tant à cause de l’infirmière aux joues écarlates qui sortait à grands pas, ni parce que le regard du docteur Harry se faisait plus noir encore que d’habitude, ni même en raison des pleurs du bébé. En fait, il ne quittait pas des yeux la moquette.
Peter Evans. Tout le monde l’avait oublié. Il faut avouer qu’il ne se faisait pas beaucoup remarqué. Inerte sur le tapis, il continuait tranquillement sa sieste immobile sans rien entendre de ce qui arrivait aux alentours. Mary Evans s’alarma.
« Docteur, je vous en prie, faites quelque chose pour mon mari ! Il s’est évanoui après avoir compté les doigts de Samantha.
— Calmez-vous, Madame Evans. Je connais mon métier. Et puis, donnez son biberon à votre enfant, ses cris me déchirent les tympans ! »
Dès que Samantha sentit à nouveau la tétine dans sa bouche, elle s’arrêta de pleurer. Le docteur Harry se pencha au-dessus de Peter Evans.
« Bien, occupons-nous du papa, maintenant. Il faudrait le mettre sur un lit. »
Comme le médecin allongeait le bras, son coude accrocha une carafe d’eau à demi remplie sur la table de nuit. Sous le choc, elle se renversa et projeta une bonne partie de son contenu par-dessus bord, en plein sur la tête de Peter. Il se réveilla en sursaut et se dressa en hurlant.
« Ooooh ! Qui m’a jeté de l’eau sur la tête ? Où est le coupable que je l’attrape et que je lui réserve le même sort ? »
Le docteur Harry ne se soucia nullement de ses cris. Sans prendre la peine de s’excuser, il le regarda froidement avant de lâcher sur un ton sec.
« Vous voilà revenu à vous, Monsieur Evans ! C’est très bien. À l’avenir, je vous conseillerais d’offrir à votre femme quelques bouteilles d’eau. De sorte qu’elle puisse vous arroser lorsque vous vous sentirez mal. »
Peter Evans, les cheveux dégoulinants, leva sur le médecin un regard ahuri. Il cherchait encore quoi répondre quand son fils le tira par le bras.
« Papa, explique-moi ce qu’il se passe ! »
Monsieur Evans s’avança vers son aîné et, d’une voix grave, pleine d’émotion lui déclara : « John, mon fils, sois courageux ! Ta sœur, notre Samantha chérie, ta sœur… eh bien… »
La voix sèche du docteur Harry lui coupa la parole.
« Elle a douze doigts aux mains et douze orteils aux pieds. Inutile de tourner si longtemps autour du pot, Monsieur Evans, il faut toujours dire la vérité de façon brute, même si cela doit choquer. »
Le père de Samantha fusillait du regard le médecin, tandis que John s’écriait.
« Douze doigts ! Elle a vraiment douze doigts ? Ça alors, ce seront les copains à l’école qui vont être surpris !
— John, ne parle pas de cela à tes amis ! Je te l’interdis !
— Mais maman, c’est super que Samantha ait douze doigts. Elle fera une très bonne pianiste. Et en plus, avec ses douze orteils, elle pourra… »
Le bébé sur son bras gauche, et le biberon dans la main droite, Mary sursauta.
« Douze orteils ? Pourquoi dis-tu qu’elle a douze orteils ? Nous ne les avons pas encore comptés.
— C’est le docteur, maman. »
La famille Evans au grand complet s’approcha de Samantha pour compter ses orteils. Elle en possédait douze. Seul le médecin était resté en arrière immobile. Son visage dur avait pâli et il pinçait les lèvres comme s’il avait commis une erreur. Une lueur de soupçon brilla dans les yeux de Mary Evans.
« Docteur, comment saviez-vous que ma fille avait également douze orteils ? »
Il hésita un moment avant de répondre.
« Il s’agit de science, Madame Evans. Un bébé a toujours le même nombre de doigts et d’orteils.
— Cela m’étonnerait, docteur. J’ai déjà vu des bébés qui naissaient avec quatre doigts aux mains et cinq aux orteils. »
Toutes les têtes se retournèrent d’un bloc. L’infirmière entrait dans la chambre. C’était elle qui venait de parler.
« Madame Duby, vos réflexions sont agaçantes. Vous vous permettez bien des audaces pour une infirmière. Posez ce biberon sur la table regagnez la salle commune, vos occupations habituelles vous y attendent! »
L’infirmière obéit en bougonnant, mais répondit d’une autre façon qu’avec de simples mots. En effet, arborant un air de défi sur le visage, elle prenait son temps, se déplaçait lentement. Le médecin se taisait. Ses yeux en revanche lui lançaient des éclairs meurtriers.
Quand elle fut partie, il s’exclama.
« Décidément, le personnel n’est plus ce qu’il était ! Une infirmière qui ose contredire un docteur ! Si je dis qu’un bébé a toujours le même nombre de doigts et d’orteils, c’est que j’ai raison. Parce que je suis docteur. »
Mary Evans se moquait éperdument du personnel de la clinique et de leur disposition d’esprit. La seule inquiétude qui la dévorait portait le prénom de Samantha. Par-dessus tout, elle craignait que son état soit pire encore.
« Docteur, j’ai peur. Et si mon bébé avait d’autres malformations ? Je voudrais que vous l’examiniez, et que vous ne me cachiez rien. Même si elle possède deux foies, quatre poumons et le coeur en forme de tire-bouchon. Dites-moi la vérité ! Je veux savoir si ma fille n’est pas un monstre.
— D’accord, Madame Evans. Je vais lui faire les examens nécessaires. Si je remarque quelque chose d’anormal, je ne manquerais pas de vous le communiquer.
— Merci Docteur. »
Le médecin attendit que le bébé termine son biberon avant de le prendre dans ses bras et de l’emporter.
« Au revoir, Samantha ! Ne sois pas inquiète, le docteur n’en a pas pour longtemps. Je te reverrais juste après. »
La porte se referma sur le docteur Harry qui ne se donna pas la peine d’émettre une quelconque observation ni de sourire à la maman. Le papa, lui, les cheveux encore trempés, la mine ébahie, regardait sa femme dans un silence complet. Ses yeux reflétaient toujours une sorte de brouillard. On aurait dit qu’il n’était qu’à moitié sorti de son évanouissement. Au bout d’un moment, la compréhension lui revint. Il retrouva l’usage de sa voix et bégaya.
« Ma… Ma… Mary, tu… tu crois que notre fille est normale ? Que… que ce ne soit pas un monstre ? »
John répondit à la place de sa mère.
« Bien sûr qu’elle est normale, papa ! Même si elle possède six doigts à chaque main. D’ailleurs, tu as vu, elle boit du lait comme tous les bébés. Et je suis sûr qu’elle adore aussi sucer sa tétine.
— Sa tétine ? ! »
Mary Evans se dressa d’un bloc sur son lit. Elle fouilla frénétiquement parmi les draps et saisit un petit morceau de caoutchouc rose.
« La tétine de Samantha ! J’ai oublié de la lui donner quand le docteur l’a emportée. Ma petite chérie, elle va pleurer si elle n’a rien à téter. Quelle gourde je fais ! »
John s’approcha du lit.
« Ne bouge pas, maman je vais la lui porter. Le docteur n’est pas loin. Et puis, je trouverais bien quelqu’un qui m’indiquera son bureau.
— Tu es adorable, mon grand. Tiens, prends la tétine ! Quant au bureau du docteur, il est au deuxième étage, au numéro 24. Frappe avant d’entrer, mais surtout fais attention à ne pas le déranger. Il procède à des examens très importants.
— Sois tranquille ! Je suis un grand garçon, maintenant, je sais me débrouiller. »
Peter Evans, décidément peu bavard, se résolut néanmoins à lui adresser une de ces nobles recommandations que l’on dédie aux plus grands héros à la veille d’un combat.
« Va, mon fils ! Et montre-toi digne de ton père. »
Quand John se fut éloigné, Peter Evans s’effondra sur le lit. Sa femme, craignant qu’il ne s’évanouisse de nouveau, cherchait des yeux une deuxième carafe. Sait-on jamais… elle pourrait en avoir besoin.
Pendant ce temps, John courait dans les couloirs. Il grimpa les escaliers et arriva bientôt en face d’une porte blanche. Une plaque clouée à mi-hauteur indiquait le numéro 24.
« C’est là ! » murmura-t-il.
Il frappa deux petits coups, pas très fort. Il ne voulait pas gêner les examens du docteur. Personne ne répondit. John en fut bien embarrassé. S’il frappait trop fort, le médecin sursauterait. Il lâcherait peut-être un instrument et Samantha serait blessée. Et s’il frappait trop doucement, le docteur ne l’entendrait pas. Samantha n’aurait pas sa tétine et elle pleurerait dans quelques minutes. Alors, que faire ?
Une idée géniale lui traversa l’esprit. Il n’avait qu’à ouvrir la porte sans faire de bruit, poser la tétine sur la table la plus proche et s’en aller discrètement. Dès que le bébé pleurerait, le docteur se lèverait pour chercher de quoi l’apaiser, il verrait la tétine à proximité de la porte et la lui donnerait.
Fier d’une solution aussi brillante, John tourna lentement la poignée et entrebâilla la porte.
Premier problème. Il n’y avait aucune table à portée de sa main.
Deuxième problème. La seule table visible se trouvait à l’autre extrémité du bureau.
Troisième problème. Dans le fond de la salle, à moins d’un mètre de la table, il apercevait une porte rouge, largement ouverte qui dévoilait sur une autre pièce d’où provenaient des bruits de voix. Celle du docteur, certainement !
Aucune autre idée ne se présentant à lui, John entreprit de suivre son plan initial, poser la tétine rapidement et s’en aller aussitôt. Et cela, sans éveiller l’attention du médecin.
À pas de loup, il s’avança vers la table. En passant devant la porte rouge, la curiosité lui fit lever les yeux. La seconde pièce était encombrée d’instruments de tailles insensées et de formes qu’il n’avait jamais cru exister.
Pourtant, ce n’est pas l’étrangeté des appareils qui le figea sur place, mais le comportement du docteur. Celui-ci jouait avec Samantha en parlant d’une façon bizarre. Pour être franc, ce n’était pas seulement sa façon de s’exprimer qui l’étonnait, c’était aussi les mots qu’il prononçait.
John n’avait jamais entendu des sons pareils. Ils ressemblaient au crissement des grillons durant les soirs d’été.
Soudain, le bébé tira par réflexe sur le gant du docteur et découvrit totalement la main de celui-ci. John n’aurait pas fait attention à ce détail si l’homme n’avait pas posé alors sa paume contre celle de Samantha, et plaqué chacun de ses doigts contre ceux du bébé. Six doigts !
Le docteur avait exactement le même nombre de doigts que le bébé !
(A suivre !)
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