Descente de la Saône à pied – Histoire d’un fleuve-trotteur.

Carnet de Voyage de Patrick Huet.

Présentation rapide : Patrick Huet a longé toute la Saône à pied de la source à l’embouchure en suivant les berges pas à pas.  Á la suite de son périple, il a publié son carnet de voyage qu’il écrivait à chacune de ses étapes.

Un témoignage exceptionnel et une description magnifique des paysages autant que des difficultés de la route, des obstacles et de la façon de les surmonter. Le tout écrit dans une langue savoureuse agrémentée d’une pointe d’humour.

Nous publions ici plusieurs longs passages de ce livre. (Textes sous copyright reproduits avec l’accord de l’auteur).

Si vous souhaitez davantage d’information sur le livre lui-même, une présentation en a été faite sur notre site. Cliquez sur  ce lien « fleuve-trotteur » .

Ci-dessous des extraits du livre « Descente de la Saône à pied – Histoire d’un fleuve-trotteur » .

Début du livre.

Le train s’en allait vers les Vosges… sans moi !

Je le contemplais, ahuri, sidéré, mais à l’évidence il s’en allait, et je restais bêtement sur le quai à le regarder diminuer à vue d’oeil sur les rails encore sifflants de la Part-Dieu.

Ma grande expédition vers la source de la Saône commençait par un ratage complet.

Depuis l’été dernier, je ne cessais d’y penser. Longer toute la Saône (480 km), de la source au Confluent, en suivant au plus près ses rives. Découvrir les chemins oubliés de longue date et retrouver le parfum du soleil qui rayonne librement loin de la pollution stagnante des grandes villes.

Toutefois, j’avais longtemps hésité.

L’an 2000 s’était avéré pluvieux, et le printemps 2001 avait satisfait aux voeux les plus chers des escargots. Il ne s’était pas passé un seul jour sans qu’une pluie abondante ne vienne diluer le sol boueux. Inondations, crues, averses, tout cela m’avait amené à reporter ma décision à plus tard.

Heureusement, à la fin du mois de mai, le soleil avait recouvré son ardeur. Les nuages s’étaient dissipés, évaporant par la même occasion mes doutes sur la météo de l’été. Il ferait beau, j’en étais sûr ; désormais, j’étais résolu à mener à bien mon aventure.

D’abord, il me fallait situer exactement la source de la Saône.

J’acquis les cartes Michelin correspondantes (au 1/200 000 ème) et, crayon à la main, je remontai le tracé de la rivière jusqu’au département des Vosges. Là, un triangle bleu indiquait « Source de la Saône » sur la commune de Vioménil, à proximité de Vittel et de Contrexéville, deux villes réputées pour la qualité de leurs eaux. Plus proche encore, je découvris Bains-les-Bains, une désignation évocatrice de vacances.

Poursuivant la préparation de ma randonnée, je relevai le nom des agglomérations en bordure de Saône puis à l’aide d’un fil à coudre et d’un double décimètre, je calculai la distance d’un village à un autre. Rien de plus simple, un centimètre sur le plan correspondant à deux kilomètres sur le terrain.

En moins d’une heure, j’avais établi la distance exacte à parcourir d’une ville à une autre, voire d’un hameau à un autre.

Mon objet consistant uniquement à longer la rivière, il m’était inutile, pensais-je, d’utiliser une carte d’état-major plus détaillée. En effet, quoiqu’il puisse arriver sur place, et même si je devais opérer un détour pour une raison ou pour une autre, je finirai toujours par retrouver la Saône un peu plus loin.

Mon parcours théorique déterminé au kilomètre près, sur le papier, je saisis mes informations sur ordinateur, et en sortis une feuille de route particulièrement précise, avec le nombre de jours total selon une moyenne de 25 à 30 kilomètres quotidiens. Celle-ci me sera extrêmement utile par la suite.

Ceci étant fixé, je voulais donner à mon expédition une prédominance poétique.

La Saône, rivière tranquille bordée de longs arbres aux ramures sans fin, m’avait toujours invité à la poésie, que ce soit à Lyon ou dans les localités proches.

J’ignorais ce qu’il en était sur l’ensemble de son trajet, mais quelque chose en elle m’inclinait à la rêverie. L’idée prit ainsi naissance : le thème de mon voyage serait de redécouvrir la poésie des bords de Saône.

Ma plume s’envola et, sur les lettres de « la Saône », je tentai d’exprimer ce que son âme m’inspirait.

Ce poème acrostiche, je l’imprimai en une centaine d’exemplaires afin de l’offrir aux personnes que je croiserai lors de ma descente, et plus particulièrement aux agglomérations que je traverserai.

Dans le même temps, j’envoyais des courriers à ces communes riveraines pour les aviser de mon itinéraire et de la date prévisible de mon passage chez elles.(…..)

(…) Ainsi équipé, je me sentais prêt à affronter, sourire au vent, des marches de trente kilomètres par jour. On verra par la suite ce sourire s’estomper nettement dès le deuxième jour de cette randonnée. En cet instant, je n’en étais pas encore là.

En cette mi-juillet, la préparation du voyage faisait briller mon regard de toutes les merveilles de l’aventure. La poésie des bords de Saône, déjà, m’inondait d’un charme pastel et peignait mes songes de nouvelles couleurs.

Des réponses m’arrivaient chaque jour ou presque des communes de la Saône, me félicitant pour mon entreprise et m’encourageant chaleureusement. Madame J. M., maire de Vioménil, fort élégamment, se proposait de venir me chercher à la gare de Bains-les-Bains, de sorte que je n’aie pas à effectuer à pied les quinze kilomètres la séparant de la source.

La préparation administrative terminée, il me fallait aussi me préoccuper de la préparation physique. Certes, comme je marche régulièrement au long de l’année, je n’avais pas de réelles nécessités, néanmoins un entraînement spécifique ne pouvait être superflu.

Des amis se prêtèrent de bon coeur à cet entraînement et je remercie particulièrement ceux qui m’accompagnèrent lors d’une première sortie dans les Monts d’Or, à un frôlement de Lyon. Malheureusement, nous avions pris un mauvais chemin, ce qui en rallongea sensiblement la durée. Quant au raccourci que nous avions voulu emprunter, il finit brusquement dans des taillis et sur des à pic, et contribua pour beaucoup à doubler notre temps de promenade.

Quoi qu’il en soit, mes jambes s’avérèrent aussi sûres que je le pensais et prêtes à affronter les grandes randonnées.

****

Face aux rails, ce lundi 30 juillet, quand je réalisai que c’était bien mon train qui s’en allait sans moi, je fus d’abord pétrifié. Non que le fait de rater fut catastrophique en soi, il y en avait forcément d’autres. L’ennui était que la maire de Vioménil devait m’attendre à la gare de Bains-les-Bains. Or, je n’avais pas son numéro. Aucun moyen donc de la prévenir et de lui indiquer que je serai en retard. Je me précipitai aussitôt pour changer de billet. La chance n’était décidément pas de mon côté, car le prochain train pour Bains-les-Bains partait à 12 h 35 de Lyon pour arriver à 18 h 5 à la place de 15 h.

Une énorme différence !

Il était écrit que la malchance ne pouvait pas me poursuivre éternellement. Un appel vibra sur mon portable, provenant d’un journaliste de la Liberté de l’Est qui s’enquérait de mon arrivée à Vioménil. Je lui expliquai brièvement mon problème. Grâce à lui, je pus obtenir un numéro de téléphone à Vioménil et informer Madame Monchablon de mon retard.

Apaisé sur ce point, il ne me restait plus qu’à attendre trois heures supplémentaires avant de prendre mon vrai départ. Pour tuer le temps, je m’attardais à la lecture du journal « Le Progrès » de ce jour où Robert Luc, dans un bel article, signalait mon périple. Puis j’appelai plusieurs amis. Quelques minutes avant que le train de 12 h 35 entre en gare, j’eus la surprise de voir l’un d’eux, Jean Atlan, surgir sur le quai pour me souhaiter un bon voyage. Sa présence était sympathique, il n’empêche que, échaudé par l’expérience précédente, je gardais un oeil vigilant sur les panneaux annonçant l’arrivée du train. Que je le rate une fois, passe encore. Deux fois, pas question ! c’était un plaisir que je n’avais nulle envie de savourer à nouveau.

Reconnaissons-le, je n’étais pas grand amateur de ce genre de plat.

Avant même que le convoi ne s’arrête le long de la voie, j’étais déjà prêt à me précipiter à l’intérieur. Je grimpai en toute hâte pour ne rencontrer que des compartiments bondés. Je pus enfin en trouver un dont l’unique place vide me tendait ses accoudoirs.

Grincements des roues sur les rails, premiers soubresauts des wagons et voilà le train qui démarre, balayant la tension de ces dernières heures.

Les immeubles de Lyon défilaient peu à peu et l’on sentait s’élever la vitesse. Le parc de la Tête d’or disparut, puis la ville entière s’effaça de la vue et des pensées. Lyon n’était plus. L’horizon du coeur n’était rempli que des rives futures des sources de la Saône et de la ligne des Vosges.

Il faisait excessivement chaud, et les adolescents comme les enfants semblaient s’être donné le mot pour se rassembler dans ce train justement. En cette fin de juillet sans doute se rendaient-ils d’un lieu de vacances à un autre.

Au fil des kilomètres, la chaleur augmentait sensiblement. Elle en devenait étouffante. La torpeur aurait fini par m’engourdir si les discussions des deux collégiens en face de moi n’avaient pas autant pétillé de bonne humeur.

Au bout d’une heure trente, un employé de la SNCF vint réquisitionner notre habitacle pour y installer un bar. Je ne bondis pas d’enthousiasme à cette demande, car localiser une place dans ce train bondé ne serait pas facile. L’homme nous apprit alors que la climatisation de ce compartiment était en panne. Dans les autres, elle fonctionnait parfaitement et nous y serions au frais. À l’annonce de cette nouvelle, le mécontentement qui me gagnait se dissipa aussitôt et mon empressement s’accentua.

Par chance, un compartiment s’était presque vidé au cours de l’arrêt précédent, les deux collégiens et moi-même nous nous y précipitâmes. Un autre adolescent ainsi qu’une dame blonde s’y trouvaient déjà. Notre arrivée en fanfare créa tout de suite une animation tonique, quoiqu’involontaire, dans l’atmosphère apaisante de la cabine.

Les présentations s’échangèrent : les collégiens se rendaient à Belfort chez leurs parents et la dame blonde prenait un repos estival.

On voulut tester mon sac, et quand je leur affirmai en toute bonne foi qu’il devait peser ses douze kilos, l’un des ados resta sceptique.

« Il doit faire 20 kilos au moins, il est aussi lourd que mon petit frère qui fait 20 kilos. »

En le reprenant en main, je ne sais pourquoi, je le sentis plus lourd qu’à mon départ. Le sourcil arqué, je m’interrogeai : par quel mystère ce sac, si léger tout à l’heure, s’était-il alourdi ? Était-ce un effet d’autosuggestion, une illusion musculaire ? Toujours est-il qu’à mon bras désormais ses douze kilos initiaux penchaient singulièrement vers la vingtaine.

Je balayai ces questions ! l’important était qu’il soit bien attaché au corps et qu’il l’accompagne dans ses mouvements.

À 18 h 6, j’arrivais enfin à Bains-les-Bains. 18 h 6 à la montre, 16 h 6 à l’heure solaire, c’est à dire en pleine fournaise, alors que le soleil tombait en déluge sur mon visage et sur la place vide de la gare. Cinq minutes plus tard, des journalistes de la Liberté de l’Est se garaient à proximité. Je les avais eus sur mon téléphone portable au cours de l’après-midi et mon interlocuteur Monsieur Mazeaud avait accepté de m’emmener jusqu’à la source.

Petit problème : la communication s’était interrompue durant la conversation. Je ne savais pas s’il avait reçu la totalité de mon message et, ici, je n’avais plus de réseau pour le recontacter sur son mobile. Le plus ennuyeux, c’était qu’en voyant la place déserte, je m’étais inquiété et, par le biais d’une cabine, j’avais contacté un taxi pour me rendre à Vioménil.

Je leur expliquai mon souci et mon souhait d’attendre le taxi puisque je l’avais appelé. Il arriva bientôt. Une dame le conduisait, très cordiale au demeurant, et me proposa d’annuler la course étant donné que les journalistes m’accompagnaient à leur bord.

Quelques minutes d’interviews avec ces derniers… puis, sous les pneus de leur voiture, l’asphalte se déroula, long ruban étincelant sous le soleil vif. Les lacets se délassaient entre les forêts interminables.

Vioménil, enfin ! Des petites maisons chaudes éparpillées dans le parfum léger de la campagne, puis la rue centrale, une fontaine à l’eau claire. La source ? Non, pas encore ! D’abord, suivre un panneau fléché. Trois cents mètres plus loin, une aire de repos parfaitement gazonnée invitait les voyageurs à s’y prélasser. Mais ce qui attirait le plus le regard, c’était ce menhir planté vers le ciel à côté d’un menu ruisseau. Et tout près de ce menhir… des habitants de la commune.

Après les contretemps et les multiples appréhensions de ne pas arriver à l’heure, l’accueil des villageois me réchauffa le coeur. Toutes les tranches d’âge se reflétaient dans ce groupe. Je ne m’attendais pas à ce que tant de monde soit présent. Mon rêve prenait pied dans la réalité comme je foulais mes premiers pas à la source de la Saône.

Gentiment, la maire de Vioménil, prononça un charmant discours et me remit un parchemin relatant les origines de la Saône. Je lui offris en échange un poème aux louanges de la rivière.

Vinrent ensuite la découverte de la source et les premières photos en compagnie des journalistes de la Liberté de l’Est et de l’Est Républicain.

De la source, j’avais préféré jusque-là n’en voir aucune illustration, afin d’arriver ici l’esprit vierge de toute représentation. Je savais que la Saône débutait par une source d’allure modeste, je n’avais pourtant pas imaginé à quel point cette dernière était minuscule. Le mince filet qui s’échappait d’un court muret était si faible, si ténu qu’au premier abord, je pensais que la source était tarie.

Mais non, de l’eau coulait bien dans cette rigole pierreuse que le gazon embrassait. Même si mon oeil avait de la peine à percevoir son mouvement, le filet d’eau serpentait jusqu’à une fontaine située en contrebas. Un ruisseau secondaire venait également s’y déverser, renforçant déjà le débit de la source.

« Cette fontaine s’appelle un égailloire à chevaux » m’apprit un des anciens de Vioménil. Jadis, on y menait les chevaux pour les faire boire, les laver, bref un endroit propice à les égayer ! Plus tard, dans la soirée, je devais camper sur le terrain de football pour la nuit. Sur cette plage verte, ma tente minuscule et d’un vert plus profond ressemblait à un igloo. La famille C., que j’avais rencontrée auparavant, lors de mon arrivée, m’invita à m’installer de préférence dans leur jardin plutôt que sur cet espace vide. J’acceptai bien volontiers et le lendemain matin, nous prîmes tous ensemble un petit déjeuner revigorant.

La veille, j’avais consigné quelques notes rapides sur mon carnet afin d’y enregistrer les moments forts. À partir d’aujourd’hui, je m’efforcerai de retracer chaque soir les événements de la journée.

* * *

Mardi 31 juillet 2001 – 17 h 35 – arrêt après le port aux kayaks, juste avant le hameau « Le Hubert ».

(…) À dix heures, nous nous retrouvâmes donc, tous amoureux de la Saône et des cours d’eau en général, auprès de ce fameux égailloire à chevaux. Après une petite cérémonie amicale et les photos souvenirs, les nôtres autant que celles des journalistes, le temps était venu de se couler à pas feutrés le long du fil argenté de la Saône.

Une dizaine d’habitants engagea ses semelles à la suite du plus ancien d’entre eux qui nous narrait au cours de la promenade des épisodes d’autrefois. Passé l’égailloire, il nous fut impossible de rester près de l’eau, le ruisseau filant derrière les murs de plusieurs maisons ou s’infiltrant dans un chenal envahi jusque dans son lit par une épaisse végétation.

Une étroite ouverture nous mena au coeur d’une forêt si fraîche qu’elle appelait le sourire. Quelques détours plus loin, la Saône nous rejoignit, jeune ruisseau au clapotis joyeux qui nous lançait des baisers de cristal à travers le sous-bois. Par intermittence, nous la voyions courir entre les arbres, jouer sur les pierres et les cailloux, s’éclipser derrière un massif pour réapparaître peu après, encore plus pétillante.

L’O. N. F. (Office National des Forêts) exploitait le bois de cette forêt, ce qui expliquait la présence de cette voie carrossable le long de la Saône. En dépassant une large clairière hérissée d’herbes sauvages, l’ancien nous apprit qu’une grande et belle demeure s’y élevait autrefois. Des responsables de l’O. N. F., lors de son acquisition, avaient préféré la raser, peut-être pour ne pas avoir le souci de son entretien. Quel dommage ! Je lui aurais, quant à moi trouvé un autre usage. (Si un responsable quel qu’il soit lisait ces lignes, qu’il sache que je suis justement à la recherche d’un pied-à-terre pour y créer une maison entièrement faite en poésie.)

Au bout d’une heure, nous nous séparâmes. Les habitants de Vioménil se préparèrent au retour. Ils avaient encore une heure de marche avant de retrouver qui son travail, qui la douceur paisible de son jardin. Un dernier signe d’adieu, et je continuai mon propre chemin sous les ramures ombragées du sous-bois.

La jeune Saône chantonnait dans le bruissement des feuillages. L’air avait cette légèreté qu’on ne trouve que dans la fraîcheur des bois quand les différentes essences mêlent leurs parfums en une symphonie olfactive.

Ce premier départ en solitaire se berçait de gazouillis flûtés montant parfois de derrière un arbre ou du plus profond d’un buisson.

La Saône s’était quelque peu élargie. Il lui arrivait de dépasser les soixante centimètres de largeur lorsque le terrain s’aplanissait, mais le plus souvent, elle voguait entre 40 et 50 centimètres. Son eau était si transparente qu’elle laissait fuser la moire dorée des cailloux de son lit.

Un quart d’heure plus tard, le chemin forestier sortait de la couverture des bois pour filer à l’air libre, ocre ruban écrasé par le soleil. D’ailleurs, à peine avais-je mis un pied hors de la forêt qu’il s’écroula sur ma tête et mes épaules. Le sable de la piste en reflétait un feu intense qui m’obligeait à recourir aux bons offices de mes lunettes de soleil. Je les positionnai sur mes lunettes de vue, de sorte qu’elles soient fermement maintenues.

L’ombrage de la forêt me manqua soudainement. Sa disparition causa un soupir de désappointement au fond de moi sans pour autant affecter la fébrilité de mes pieds qui se hâtèrent de découvrir ce nouveau parcours.

Le sol parut monter peu après, si légèrement que mes jambes ne le remarquèrent même pas. Tout en prenant de la hauteur, il s’éloignait du ruisseau – pas de beaucoup, juste assez pour que je n’aperçoive du cours de l’eau que les taillis qui le recouvraient.

Ce matin, la famille Colnot m’avait indiqué que la météo annonçait une journée de canicule égale à la veille. L’on prévoyait les cinquante degrés durant l’après-midi ! Casquette sur la tête, lunettes de soleil aux yeux, je n’étais pas loin de penser que ces cinquante degrés avaient déjà commencé leur cuisson. Pour intenses qu’ils fussent, ces rayons solaires ne pouvaient cependant rivaliser avec le souffle plus brûlant encore de l’aventure. Mon corps avançait de lui-même, gagné lui aussi par cette excitation qui le dynamisait.

Plusieurs cavaliers apparurent soudain en haut d’une butte, pulvérisant de la poussière dans leur trot. Haute stature et large poitrail, ils me parurent impressionnants, ces chevaux, quand ils me frôlèrent à trente centimètres. Deux charmantes écuyères me saluèrent gracieusement. Je leur rendis leur sourire avant de reprendre ma route un bref moment interrompue.

Pas la moindre brise ne venait caresser les herbes chétives poussant de chaque côté de la bande sableuse. On eût dit que le soleil éteignait le moindre souffle dans une chape brûlante, tout comme il éteignait les cris des animaux.

À plusieurs reprises, je me désaltérai à la gourde judicieusement attachée à mon sac à dos grâce à une attache. Elle pendait à hauteur de ma hanche droite, un simple geste de la main, et je pouvais me rafraîchir sans avoir besoin de descendre l’imposant paquetage et jouer des bras pour le réinstaller.

Curieusement, le sac ne pesait rien sur mes épaules. Rien ou presque ! On aurait dit qu’il était une autre partie de mon corps, désireux autant que moi de s’engager sur les sentiers de l’aventure.

Le chemin sablonneux finit brusquement sur une route goudronnée. Un coup d’oeil sur la carte Michelin pour m’assurer qu’il menait bien à Belrupt, et me voilà reparti.

Belrupt, immobile sous la pesanteur du soleil, charmait la vue. Un terrain de gazon tendre, si doux au regard après les reflets cinglants du sable, accueillait le marcheur d’un parfum subtil. Au milieu de tout ce vert, un moulin magnifique dressait ses pierres anciennes à cinq mètres de mes pas.

Une légère déception se manifesta lorsqu’il s’avéra impossible de longer les berges du ruisseau. Les langues de terre qui le bordaient se présentaient ou trop boueuses ou appartenant à une propriété privée. Il ne restait que la voie goudronnée. Selon la carte, dans un premier temps, elle s’éloignerait un peu de la Saône avant de la rejoindre pour suivre son cours sur plusieurs kilomètres.

Alors, pas d’hésitation !

Et me voici allongeant les genoux en direction de Bonvillet. Les quelques centaines de mètres qui me séparaient du ruisseau me chagrinaient, mais la certitude de le côtoyer ensuite à vingt centimètres près allégeait mon embarras.

Le poids du soleil se faisait plus dur. Il me semblait n’avoir jamais connu de feu aussi torride. Était-ce juste une impression ? À la vue du goudron qui fondait par plaques, il était manifeste que la chaleur était bien plus forte que de coutume. Et si, enflammé par l’exaltation du voyage, je progressais sans difficulté, en temps ordinaire j’aurais hâtivement gagné l’ombre d’un toit plutôt que de rester sous cette fournaise.

J’évitais soigneusement les flaques afin de ménager mes chaussures. Bien que ce n’étaient que des prototypes à tester durant mon parcours, je ne tenais pas à les salir prématurément. De si belles chaussures ! Les tacher dès le départ aurait été leur faire injure.

Quand mon regard se posait sur le goudron liquéfié, il tentait d’estimer la chaleur emprisonnée dans le macadam. Terrible ! sans aucun doute, elle devait dépasser les cinquante degrés au sol.

Des interrogations surprenantes éclosaient soudainement : quelle était la température de fusion du goudron ? Un sujet peu existentiel et qui ne m’avait jamais inspiré la plus infime réflexion. Ou encore : pouvait-on faire cuire un oeuf sur la route par cette chaleur ? Il parait que dans certains pays désertiques l’argile est si chaude que c’est possible.

Toutefois, ne possédant ni thermomètre ni oeuf sur moi, ces questions demeurèrent, et demeurent toujours, sans réponse.

J’entrai rapidement dans une zone non couverte par les émetteurs. Il sera désormais impossible de me joindre, sauf à me courir après.

Bonvillet : la Saône serpentait délicatement entre des bancs de sable couverts d’une herbe, ici d’un vert pâle, là jaunie par le soleil. Un simple bond m’aurait permis d’en franchir les eaux, si calmes qu’elles reflétaient la lumière. Des maisons très agréables. La chaleur qui s’écroulait ne m’invitait hélas ! pas à la flânerie. Je pris aussitôt la direction de Darney.

14 h 30, Darney, enfin ! Elle me parut vraiment peuplée cette petite commune. Après ces heures passées en pleine nature tant d’habitations se dévoilaient soudainement qu’elles semblaient se succéder sans fin. Elle ne comptait certainement pas plus de mille âmes. Par un pur effet de contraste, l’absence de présence humaine sur la majeure partie de mon trajet la faisait paraître à mes yeux plus dense qu’elle ne l’était en réalité.

Le maire, informé de mon initiative, avait tenu à échanger quelques mots avec moi. L’accueil en l’Hôtel de Ville fut sympathique, mais le voyage commençait à peine, je ne pouvais m’attarder. Il me fallait retourner à l’assaut des berges.

(… Extrait n° 2)

Aux alentours de 6 h 20, mes paupières se soulevèrent d’elles-mêmes.

Existait-il quelque part un mot qui se nommait « fatigue » ? Si c’était le cas, il avait dû disparaître du vocabulaire. Ma mémoire ne s’en souvenait pas. Une heure plus tard, je quittais le Janus et mes amis pour me diriger vers la Saône. Les pieds, bien tenus dans les chaussures, marchaient confortablement.

Depuis deux mille ans ou plus, les mariniers empruntaient la Saône, navigable de Corre jusqu’à Lyon. À partir de Corre, donc, je pourrais longer la rivière sereinement grâce aux halages, ces modestes chemins que suivaient les chevaux quand ils tiraient les bateaux pour leur en faire remonter le courant.

À moi, enfin, ces doux sentiers au charme bucolique ! À moi les parfums du hêtre, les frôlements des roseaux et les tapis de jade que formaient les herbes en épousant le sol !

Entre Corre et Ormoy, les parfums furent au rendez-vous, de même que le tapis de jade. Mais je n’avais pas prévu que la rosée du matin, si belle au regard, pénétrerait aussi rapidement dans mes chaussures ouvertes pour me tremper les pieds et les chaussettes. Pas prévues non plus ces énormes empreintes de roues de tracteurs ou de camions qui creusaient de solides ornières sous le si beau tapis de jade. Chaque pas se cognait à une butte, un creux, une bosse, invisibles sous les herbes, rudes aux pieds. Chaque heurt réveillait les micros-blessures des ampoules de la veille. Les chevilles se tordaient constamment et provoquaient des frictions de la peau contre la chaussure.

Pourquoi donc avait-on fait passer des tracteurs par ici, à un mètre de la Saône ? La marche y était déjà aventureuse pour des pieds en bon état, alors que dire des miens préalablement meurtris ?!

Cette allée, si plaisante à la vue, n’était supportable que sur cinquante mètres. Ce qui paraissait merveilleux de loin se révéla pénible de près, à fleur de terre. Mes yeux se rivèrent sur le sol, cherchant à y repérer le sommet des ornières afin d’y poser le pied sans heurts ni frictions. Impossible d’avancer à mon rythme, j’avais la sensation désagréable de progresser à une allure d’escargot, sans pour autant empêcher la rosée et les chocs d’accroître les frottements de la peau et les meurtrissures de la veille.

Ormoy, la ville au nom joli, se laissait désirer. Antoine Lumière y avait vécu autrefois. La contemplation de la Saône qui coulait délicieusement entre les prés avait-elle nourri en lui des idées lumineuses sur le flux des images et leur déroulement sur grand écran ? Seule la Déa Sagona (Divinité de la Saône), qui ne se montre qu’au bruissement du soir, pourrait peut-être nous le dire. Saviez-vous que la déesse de la Saône reflète toujours la mémoire de ceux qui voguent, en rêve ou en bateau, le long de ses flots de cristal ? Si l’on tend l’oreille les jours de grand vent, on peut l’entendre murmurer les souvenirs des temps révolus où les songes effleuraient la crête des eaux pour se fondre dans le paysage, caressant au passage les nymphes au corps de rêve, et posant sur les fleurs une touche de rose, rose comme le baiser de ces nymphes qui s’évanouissaient dans la brume.

Des pêcheurs jetaient leurs lignes depuis les berges ensoleillées d’Ormoy. Il faisait déjà très chaud en ce petit matin.

Un coin de mon esprit s’inquiétait pour mes ficelles de fortune. Elles n’avaient pas craqué malgré cette course heurtée de cinq kilomètres. Pourvu qu’elles ne s’usent pas trop vite, que je ne sois pas obligé de les remplacer trop rapidement. La prochaine ville où je trouverai des chaussures de sport à acheter se situait à plusieurs jours à vol de pied, il fallait que mon rouleau de ficelle puisse être suffisant pour maintenir mes semelles jusque-là.

Après Ormoy, je retrouvai le même chemin de halage couvert d’un éblouissant tapis d’herbe tendre… aux ornières tout aussi traîtresses et trempées de rosée.

À ma droite, la jeune Saône coulait, tranquille, déroulant ses méandres dans un charme paresseux. Sur la gauche, un pré défendu par une ligne de barbelés.

Au bout d’un kilomètre, plus de prés, mais un bois dense, si proche de la Saône qu’un rien aurait suffi pour qu’il vienne s’y baigner. Il faisait tellement chaud ! Tous les quarts d’heure, je devais m’arrêter pour boire, juste dix secondes d’arrêt, le temps de soulever la gourde suspendue à ma taille et de la porter à ma bouche.

Soudain, une sorte de piqûre sur ma main gauche. Je la secouai. Une mouche s’envola. Je devais être extrêmement tendu pour que l’atterrissage d’une mouche sur ma peau déclenchât une telle sensation. Une deuxième piqûre larda mon bras vingt secondes plus tard. La même mouche, d’une espèce que je ne connaissais pas, s’envola quand je m’ébrouai. À dire vrai, elle était bizarre cette mouche, une drôle de forme.

À la troisième brûlure impliquant la même mouche, je n’eus plus de doute : cette bête était en train de me piquer, non pas pour jouer, oh non !… pour me sucer le sang ! Subitement, je me remémorais avoir entendu dire justement qu’une certaine espèce de cette famille volante possédait cette particularité.

Je décidais de m’en méfier – ce qui n’empêcha pas une nouvelle piqûre, puis une autre encore. Lors d’une halte pour me désaltérer à ma gourde, trois de ces maudites bestioles tombèrent sur ma main. Ce n’était donc pas un unique prédateur qui me harcelait ! Irrité, je les balayai brusquement et reprit aussitôt ma progression cahotante, sans avoir bu. Peut-être que si je m’éloignais suffisamment, les mouches en arriveraient-elles à se lasser ? Non. Plus j’avançais, et plus elles me prenaient pour cible. Ma main ne suffisait plus à les chasser. Combien y en avait-il ? Dix, vingt, trente ? … De la casquette, je les claquais à droite, à gauche. Un seul arrêt de mes gestes, et mon cou, mes bras, mes mains, en accueillaient plusieurs. Le tissu très léger de ma chemisette laissait passer les dards et la vive piqûre qui les accompagnait.

Il me fallait sortir de ce piège au plus vite !

Mais le bois de Lajux, aux branches emmêlées, ne m’offrait aucune échappée. Il n’en finissait pas de présenter une muraille végétale infranchissable.

Plus les mouches piquaient, plus les pieds emboutissaient les ornières et la peau des ampoules se gonflait de nouveau, exacerbée par les frottements, les coups répétés et les glissades. Et la gorge qui brûlait maintenant faute de pouvoir s’abreuver. Car s’arrêter, juste un peu, c’était libérer le terrain pour dix, quinze, ou plus de ces voraces, assoiffées de sang.

Un, deux, trois kilomètres, et elles ne cessaient de tournoyer autour de moi. Parfois, une douleur subite, imprévisible et plus forte que les autres, assaillait le cou : l’une de ces mouches vampires avait évité le cercle de ma casquette et s’était logée à la base de mon col pour s’y repaître. Ivre de fureur, je balançais alors plus fougueusement mon couvre-chef en me jurant de quitter dès que possible les sentiers pour une vraie route bien de chez nous, où mes pieds ne se blesseraient pas sur des ornières cachées, où je ne brûlerais pas sous les piqûres d’un essaim de mouches sauvages.

Le parcours idyllique que j’avais espéré se dévoilait comme une horreur sans nom.

Soudain, une écluse à huit cents mètres de là ! Une écluse ? Cela signifiait… peut-être un pont ? En ce cas, je le franchirais et me précipiterais sur la grande artère que ma carte m’avait signalée sur la rive droite.

La forêt céda la place à des prés. Le nuage d’affamées diminua progressivement. Arrivé à l’écluse, seules une ou deux d’entre elles s’obstinaient à me suivre. Deux hommes coupaient des troncs d’arbres sur le pont enjambant l’écluse. L’un d’eux, un forestier, m’apprit que le bois que je venais de longer était réputé pour être infesté de taons.

Des taons ? C’étaient donc eux qui s’étaient acharnés ainsi à me poursuivre et me piquer ! La femme de l’éclusier, madame Bourgeois, et sa fille m’offrirent de l’eau, et des compresses lorsque je voulus soigner les ampoules qui déchiraient de douleur mes talons.

Une courte pause, puis je visitai le village – Cendrecourt – poudré de soleil. Je continuai mon trajet sur la même rive (la gauche). Rassasié de cahots, de heurts et d’ornières – et cent fois plus de taons – je délaissai le sentier de halage pour emprunter une petite route, plane et dégagée de toutes bestioles, dont le bitume n’était pas encore suffisamment chaud pour me brûler les pieds.

Après un arc de cercle de quatre kilomètres, il donna naissance à une voie secondaire, non carrossable, parsemée de graviers et de cailloux, qui côtoyait de tout près la Saône, tandis que la départementale s’en éloignait. Avec un soupir, je pris ce chemin caillouteux, plus difficile, mais qui correspondait à mon périple.

Je scrutais les alentours – plus aucun taon à l’horizon ! Apparemment, ils s’étaient tous réfugiés dans leur bois et n’en sortaient plus. Pour le reste… est-il vraiment utile de mentionner les pieds qui glissaient sur les gros galets, les chocs multiples des orteils ? Étrange, comme le pied ressent vivement le moindre épais gravier quand la peau est gonflée, alors qu’en temps ordinaire, il le perçoit à peine ! Et le soleil qui avait retrouvé son ardeur désespérante ! Il tapait si fort que je vidais régulièrement l’eau de ma bouteille sur ma tête et dans la casquette.

La température enflait si fortement que, sans cette précaution, j’aurais fini par me sentir mal et par m’effondrer.

Ces baignades faciales amenuisaient mes réserves à une allure par trop rapide à mon goût. Déjà, la commune suivante se montrait, après un long parcours près d’une voie ferrée peu utilisée. Personne dans les rues. Montureux-les-Baulay, engourdi par la canicule, avait appelé ses habitants dans leurs maisons à l’abri de l’astre de feu. Il était environ 13 h 45. Je tentais de grignoter quelque chose, mais je n’avais pas faim, seulement soif.

Une fontaine coulait doucement. J’y emplis ma gourde et ma bouteille de secours. Mon étape du jour n’était plus qu’à trois kilomètres et demi : autant la terminer et déjeuner là-bas. Tout paraissait simple, et la route directe. La fatigue ou la fureur du soleil écarta ma vigilance quelques secondes, et je ne pris garde à ce cours d’eau secondaire qui venait rejoindre la Saône à la sortie de Montureux. Si bien que je me mis à longer ce large ruisseau avant de me rendre compte de mon erreur et faire demi-tour.

À 14 h 30, totalement harassé, j’atteignais Fouchécourt et les tables ombragées du port de l’Écluse. (…)

(…) Ce petit port offrait terrasse de café et parasols face aux ondes éblouissamment bleues de la Saône. Cette dernière avait gagné une nouvelle largeur amplifiée par le creusement du port.

Des bateaux de plaisance passaient ça et là, des vacanciers s’attablaient devant des rafraîchissements. Après une douche non moins rafraîchissante, mon Orangina fit exploser mes papilles de bonheur.

© Patrick HUET

(Fin de l’extrait)

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